PÉRIGNAC : MÊLÉÜS ET LES SAGES D’ALEXANDRIE

- Je réalise chère madame que ce sage était simplement intéressé par votre vaisseau. Lorsqu’il apprit qu’il était question de vous vendre plus tôt que prévu, il jugea préférable de simuler votre évasion en espérant vous forcer ensuite à le suivre jusqu’à votre navire volant. Puisque vous êtes une âme sensible, il comptait sans doute éliminer vos compagnons dans le cas où vous refuseriez de collaborer. Plutôt que de prendre le risque de vous enlever chez son ami Ali, ce sage que je qualifie de perfide vous a aidé à fuir dans le simple but de vous tendre un piège en dehors d’Alexandrie.

- Selon vous, il s’intéressait vivement à notre science?

- Assurément. Je ne serais pas surpris qu’il détienne déjà votre vaisseau. Mais comme il ignore tout sur la technologie ouarsienne, il comptait sur vous pour lui en expliquer les principes.

Paichel et sa compagne retournèrent auprès des autres captifs afin de les rassurer. Notre homme croyait fermement pouvoir les aider, mais il n’était plus certain s’il souhaitait voir ces gens-là se faire conduire en Amérique. En effet, ceux-ci parlaient de vengeances et même de tortures qu’ils voulaient faire subir à leur ancien maître pour avoir tenté de les vendre comme esclaves. L’un des hommes fit même la promesse de revenir à Alexandrie à la tête d’une armée afin de massacrer tous les habitants de cette cité de malheur. Paichel les écoutait en secouant tristement la tête et remarqua le regard effrayé d’Etna. Pourquoi fallait-il absolument venger leur honneur en causant des malheurs et faisant encore plus de victimes? La jeune femme ne semblait pas comprendre la logique de ceux et celles qui rêvaient d’être libres afin de pouvoir se venger des humiliations qu’ils ont subits de la part de certains notables. Paichel avait le goût de leur dire : “ Si votre honneur a été souillée, aidez ceux qui la perdront après vous, plutôt que de grossir la souillure de haine que je vois dans vos coeurs .”

Il n’existait aucun propos pacifiste dans ces gens-là et Paichel préféra s’éloigner de nouveau avec sa compagne en leur disant froidement :

- Les sages vont bientôt se rassembler pour la méditation et vous devriez en faire autant pendant que j’irai chercher de quoi manger.

- N’oubliez surtout pas le vin, lui répondit un homme avant de reprendre sa conversation avec les autres.

Nos deux amis arrivèrent à la bibliothèque en sortant d’un faux mur dissimulé derrière deux hautes étagères remplies de parchemins. Ils traversèrent prudemment un long corridor, éclairé par des cierges juchés sur des piédestaux en marbre et entrèrent secrètement dans la résidence des sages. Ils les trouvèrent déjà assis en cercle et en pleine méditation. C’était du moins le cas pour certains d’entre eux, puisque d’autres sommeillaient en se balançant dangereusement par- devant et de côté. Cachés derrière une colonne avec son compagnon, Etna lui serra vivement la main lorsqu’elle vit entrer le doyen de la bibliothèque. Paichel comprit que c’était lui ce sage qui se faisait passer pour Angora. Celui-ci semblait d’ailleurs de fort mauvaise humeur en s’adressant aux sages pacifiques.

- Écoutez-moi bien, dit-il en tentant de contenir sa colère. Vous méditez pendant que je cherche à vous défendre contre l’opinion publique. La fuite d’un groupe d’esclaves fait jaser énormément, surtout la disparition de votre protégé. Croyez-vous que l’État voudra dorénavant vous entretenir depuis qu’on vous accuse de l’avoir aidé à fuir?

- Alors, nous irons enseigner au désert, lui répondit froidement le sage Angora.

- Et moi, croyez-vous que j’ai passé autant d’années à étudier pour aller enseigner au vent du désert?

- Le vent finit toujours par se calmer, mon cher Xerophobia, mais je n’ai encore jamais vu les violents de cette cité en faire autant, lui répondit Samios. Si personne ne semble désirer véritablement écouter nos enseignements, je n’aurai absolument aucun regret de quitter Alexandrie si les notables s’imaginent que nous vivons à leur charge.

- Au désert, enchérit Peluchos en se redressant lourdement à cause de son gros ventre, le vent souffle le sable dans vos yeux et c’est normal de vouloir s’en protéger en portant un voile. Mais toi, pauvre ami, tu as laissé la poussière des vaniteux d’Alexandrie t’aveugler complètement. Tu devrais te fermer un moment les yeux pour réaliser que ce vent de la gloire et du pouvoir est comme du sable qui ne vaut rien après tout.

Le doyen pointa tous les sages d’un doigt réprobateur avant de sortir en furie de la pièce. Après son départ, Paichel sortit timidement de sa cachette en tenant la main de sa complice. Les maîtres firent un large sourire à la jeune femme avant de faire signe à son compagnon de se taire. Angora sortit un moment de la salle pour ensuite y revenir en disant d’une voix rassurante :

- Ça va, il est parti pour le moment. Tout de même, Mêléos, tu ne devrais pas être ici, à moins que tu ais quelque chose d’important à nous dire.

- C’est vraiment important, lui répondit son protégé avant de lui présenter sa compagne.

Paichel leur fit le récit complet des mésaventures d’Etna pour voir alors les sages secouer tristement la tête.

- Xerophobia est vraiment obsédé par l’astronomie, lui dit le maître Samios en soupirant. Mais qu’il se serve du nom de l’un d’entre-nous pour tromper Etna est vraiment déplorable, je l’avoue.

- Il s’est cru autorisé à s’approprier une science qui ne lui appartenait pas et c’est cela qui lui fait perdre sa noblesse de savant et de sage, dit tristement Peluchos.

- Croyez-vous qu’il aurait osé torturer les autres esclaves pour forcer Etna à lui révéler le contenu de ses connaissances? , demanda Paichel sans hésiter.

- Je ne sais pas s’il aurait oser aller jusque là, Mêléos. Je ne sais pas, je ne sais plus, lui répondit Angora. Quoi qu’il en soit, Xerophobia n’a pas agi en sage, mais plutôt comme un manipulateur, un profiteur et un tyran. Il faut lui révéler ce que nous savons, mais pas avant que tu sois en sécurité avec tes amis.

- Je ne peux quitter Alexandrie avant d’avoir accompli ma mission, lui répondit son protégé. Je pense pouvoir découvrir le miroir de vérité d’ici quelques jours. Je ne peux vous en dire davantage pour le moment.

Paichel et la jolie Ouarsienne attendirent le départ des sages avant d’emporter un peu de nourriture et du vin dans les souterrains. Ils prirent vraiment leur temps avant de rejoindre les autres en s’arrêtant ici et là pour s’embrasser. Ce n’est que quelques heures plus tard qu’ils arrivèrent dans la crypte et pour y voir leurs compagnons et compagnes, serrés les uns contre les autres comme s’ils s’étaient endormis. Des larmes s’écoulèrent sur les joues de nos amis lorsqu’ils comprirent que ceux-ci venaient de se suicider après avoir consommé un puissant poison que l’un d’eux avait conservé dans le cas où les choses tourneraient mal. Sur le mur situé derrière eux était inscrite cette phrase que Paichel n’oublierait jamais : ADIEU, TRAÎTRE.

- Traître?, gémit notre homme en pleurant à chaudes larmes. Pourquoi m’accusent-ils de ce nom puisque je voulais les aider? Etna, toi qui est encore plus sensible que moi pour percer les sentiments humains, dis-moi si nous avons eu tort de nous absenter aussi longtemps?

- Ils ne croyaient pas en toi, mon pauvre amour. Ne me demande pas si nous avons bien fait de nous attarder aussi longtemps car je ne regrette rien.

- Nous avons fait l’amour, est-ci monstrueux de nous être aimés?

- Non, c’était merveilleux, Mêléos mon amour. Mais je pense qu’ils ont perçu notre longue absence de mauvaise augure. Ils ont cru qu’on reviendrait en compagnie de soldats. Je ne sais pas si j’ai raison, mais ils ont eu peur.

- Ils se sont suicidés, alors qu’on faisait l’amour, gémit Paichel en pleurant.

Notre homme était inconsolable. Il faut avouer que même s’il n’était pas responsable de ce drame, qu’il en éprouvait un terrible sentiment de culpabilité. Etna le laissa pleurer sur son épaule en lui répétant inlassablement : “ Tu ne pouvais savoir ce qui arriverait, mon amour. ”

Les heures passèrent et avec elles, s’atténua la vive douleur qui pressait le coeur de ce pauvre homme. Sa compagne parvint à le convaincre d’enterrer ses anciens compagnons et compagnes avant que leur odeur nauséabonde remonte jusqu’à la bibliothèque. Paichel traîna donc les corps vers une sorte de fausse grotte ayant légèrement la forme d’un croissant et y rangea les cadavres en les plaçant côte-à-côte. Puisqu’il ne pouvait creuser dans ce sol aussi dur que du roc, il voulut donc murer ce caveau en se servant des nombreuses pierres qui jonchaient l’intérieur d’une autre galerie. Celle-ci se trouvait exactement sous le temple du dieu Sérapis, mais Paichel était encore trop troublé par les événements pour le réaliser. En réalité, notre homme venait simplement de découvrir l’ancienne tombe de la prêtresse Orphacytora. En effet, sa dépouille reposait sous un amas de pierres dont l’aspect général donnait l’impression d’un pyramide qui se serait écroulée avec le temps.

Tout à coup, il retira une pierre sous laquelle se trouvait le crâne d’une femme. Paichel s’agenouilla lentement et le caressa paternellement en pleurant de nouveau. On aurait dit qu’il savait intuitivement que c’était celui de sa fille. Etna vint s’agenouiller près de lui en silence.

- Tu vois Etna, lui dit son amoureux en serrant le crâne sur son coeur, je ne savais même pas que j’avais une fille en arrivant à Alexandrie. Ce sont les sages qui me l’ont révélé à mon grand étonnement. C’est ainsi lorsqu’on passe sa vie à voyager dans le temps. Je ne devrais pas pleurer ma fille puisque je la reverrai un jour dans une autre époque. Mais vois-tu, c’est le ridicule de tels voyages dans l’Intemporel lorsqu’on en vient à pleurer son enfant qui n’est pas encore né dans une autre de mes aventures. C’est cela l’aspect le plus désagréable de ces voyages qui me projettent telle un balle dans différentes époques qui ne se suivent même pas, chronologiquement parlant! Celui ou celle qui aimerait m’envier, je pourrais lui demander si c’est vraiment la belle vie que de devoir vivre, par exemple, dans une cité ultra-moderne pour ensuite se retrouver à une époque où on ignore encore le principe de l’électricité. Sais-tu ce que j’ai fait le premier soir de mon arrivée à Alexandrie? J’ai claqué des doigts en entrant dans ma chambre en m’imaginant que la lumière s’y ferait comme c’était le cas dans la cité du futur. J’ai vite réalisé qu’il existait pas mal d’années à faire avant que l’homme invente l’électricité et par conséquent, je me suis résigné à allumer la pauvre chandelle qui se trouvait sur ma table de nuit. Vous, les Ouarsiens, dites ne pas vouloir intervenir dans l’évolution des Terriens en demeurant simplement cachés. Pouvez-vous imaginer ce que je dois vivre en cherchant à m’adapter au style de vie des différentes époques que je dois habiter pour un certain temps? Comme vous, je ne suis pas autorisé à intervenir comme j’ai osé le faire aux temps de l’homme de Néandertal. J’ai cru bien faire en réalisant une charrette, munie de deux roues. Mais les membres de la tribu néandertalienne fixèrent celle-ci d’un air apeuré. Sans le vouloir, j’avais profané un symbole sacré en utilisant une forme solaire pour faire rouler ma charrette. Pour eux, imiter volontairement la forme du soleil était grave.

- Selon toi, lui demanda la femme, l’homme s’est servi de la roue lorsqu’il comprit que le soleil n’était pas une divinité?

- D’un point de vue scientifique, je dirais qu’il a simplement réalisé l’avantage de la roue pour l’adapter ensuite à ses besoins. Mais, du temps de l’homme des cavernes, on vivait si près de la nature qu’il fallait beaucoup d’humilité pour accepter de ne rien changer à l’état des choses. La forme solaire régnait dans le ciel et tout ce qui rappelait donc sa forme devait également appartenir au soleil et non aux hommes. Ainsi, un roulement de pierres dans une pente ou même un sillon dans l’eau témoignaient en faveur d’une divinité établie dans le ciel et sur Terre.

Paichel déposa délicatement le crâne près de lui avant d’informer sa compagne qu’elle verrait bientôt le miroir de vérité.

- C’est quoi au juste ce miroir de vérité?, lui demanda-t-elle d’une voix amusée.

- C’est un miroir aussi noir que l’ardoise et qui permet à celui qui se regarde de voir sa véritable nature. Il possède d’autres attributs comme celui d’ouvrir deux dimensions ou de placer deux époques face à face. Ce miroir est l’invention d’un maître Atlante qui avait pour nom, Anakilimon. Il fabriqua un gros coffre sur roues dans lequel il dissimula ce miroir. J’ai hérité de ce coffre dans l’une de mes aventures au moyen âge, mais le miroir ne s’y trouvait plus. Je pense que ce sont les survivants atlantes qui l’emportèrent avec eux dans un étrange couloir ressemblant sensiblement à celui de l’Intemporel. Il est évident qu’ils le confièrent un jour à Orphacytora, mais comme je ne connais pas sa vie, je perdrais mon temps à prouver qu’une colonie atlante s’était établie en Égypte il y des centaines d’années de cela. En ce qui me concerne, ce miroir m’était destiné pour me permettre d’accomplir ma mission à Alexandrie.

- Tu parles de missions que tu accomplis dans différentes époques, mais qui te les confie exactement?, lui demanda la femme en l’aidant à dégager des pierres.

- Ce sont de puissants Maîtres d’une planète, aujourd’hui disparue. Je pense qu’elle s’appelait ARKARA et qu’elle se trouvait dans la constellation d’Orion. Mes guides de l’invisibles se contentent d’intervenir dans mes missions sans toutefois m’indiquer à l’avance ce que je devrai accomplir pour les mener à bien.

- Tu veux dire que tu ignores même le contenu de celles-ci?

- C’est un peu cela. Lorsque j’arrive dans une époque, tu vois! Il va sans dire que ce n’est pas moi qui l’a choisie et encore moins qui sait pourquoi je dois y être. Il se produit alors des événements auxquels j’y suis mêlé malgré moi afin que je sois disposé à accomplir ma mission. Tu vois, tantôt nous avons découvert nos amis endormis pour l’éternité et en même temps, je me suis trouvé dans une situation où je devais absolument trouver des pierres. Sans le savoir, j’ai mis à jour la tombe de la prêtresse et ce, sans que je la recherche encore.

- Tout de même, avoue que tu connaissais au moins l’existence de cette prêtresse et du miroir de vérité?

- Non, ce sont les sages qui me l’ont dit et non mes Maîtres de l’invisible. En arrivant à Alexandrie, je savais simplement que j’allais devoir y accomplir une mission inconnue. Puis, entre-nous, comme j’ai découvert la tombe de ma fille dont j’ignorais jusqu’alors l’existence, j’obtiendrai bientôt ce miroir fantastique mais ensuite, peux-tu me dire ce que j’en ferai?

- J’avoue l’ignorer, mais tu dois t’en douter n’est-ce pas?

- Par habitude, j’évite de spéculer sur les intentions de mes Maîtres. Une chose est toutefois certaine, je sais que je dois aider mon double et surtout, que ce miroir m’aidera à cet effet. Donc, il me faut d’abord cet objet et ensuite, nous verrons bien ce qui arrivera.

Ce n’est qu’après avoir déplacé toutes les pierres et rangé avec respect les os de la prêtresse dans un autre coin de cette galerie que le couple entreprit cette délicate tâche de déterrer le miroir. Il était évidemment enfoui sous une couche de terre rouge, mais encore fallait-il savoir le déloger sans le briser. En deux mots, il n’était pas question de creuser dans cette glaise en se servant d’un objet pointu. Notre homme dit alors à sa compagne :

- Cette glaise est vraiment dure et nous allons devoir la ramollir avant de creuser avec nos mains.

- Nous n’avons pas d’eau, mais du vin.

- Allons-y donc pour le vin, soupira Paichel d’une voix attristée.

- Hum, il sent vraiment bon ce vin-là, lui dit-elle d’une voix espiègle avant d’en verser lentement sur la glaise.

- Je t’en prie, ne te moque pas de moi, ma bien-aimée. Cela me fait déjà beaucoup de peine de te voir le vider, sans me darder au coeur en me rappelant sa douce odeur fruitée.

Etna se mit à rire de bon coeur, tout comme son amoureux. Une fois que le vin imbiba le sol, nos amis se relevèrent les manches pour jouer dans cette boue rougeâtre. Cela n’était pas du tout désagréable, pas plus que de ses mettre les mains à la pâte, en tout cas! Paichel avait même envie de faire des châteaux de boue, mais le temps lui manquait, sans doute et surtout... des chaudières!

Après quelques minutes, leurs mains caressèrent une surface lisse et noire. Ils dégagèrent prudemment l’objet qui pouvait avoir environ un mètre de longueur par un de largeur. Le miroir était aussi mince qu’une feuille de papier et surtout très léger. Paichel le déposa sur ses genoux après s’être croisé les jambes et demanda à sa compagne de s’asseoir près de lui. Notre homme sourit en voyant apparaître sur la surface noire, un jeune adolescent qui polissait une jolie pierre.

- Qui est-ce?, lui demanda aussitôt Etna d’un air étonné.

- Je pense que c’est moi, mais dans une autre dimension. Mes souvenirs refusent de jaillir dans ma mémoire, mais une chaleur intérieure me dit que cet enfant est celui que j’étais sur une autre planète.

- Arkara?

- Probablement.

- Oh, tu viens de disparaître! Une autre image apparaît et je pense que c’est moi.

- Hum, voila à quoi ressemblent les Ouarsiens, n’est-ce pas? Ce miroir te montre ta véritable nature et non ce que tu es devenu, suite à des manipulations génétiques.

- Oui, c’est exactement à cela que ressemblent les gens de notre race.

- Je trouve que vous avez de très grands yeux. Est-ce pour mieux voir?

- Disons que sur Terre, de tels yeux existent puisque vous n’avez qu’à examiner une fourmi pour en trouver un simple exemple.

- Comme tu sembles ne pas désirer m’en dire davantage sur vos yeux de fourmis, pourquoi avez-vous de si petites bouches?

- Une bouche sert à manger et à parler, n’est-ce pas!

- Bon, disons que je comprends que vous ne parlez pas et ne mangez pas, alors?

- Nous parlons mentalement et nous consommons uniquement de la nourriture liquide.

- D’accord, mais pourquoi n’avez-vous pas d’oreilles?

- Nous entendons fort bien, même si nous avons de toutes petites cavités auditives.

- Je te taquinais, voyons! Tout de même, je dois sûrement posséder des origines ouarsiennes puisque vous êtes chauves comme moi!

Heureusement que l’image disparut avant que notre homme lui pose encore toutes sortes de questions concernant l’anatomie des Ouarsiens. Il apparut ensuite un étrange décor faisant songer à une pluie torrentielle dans une forêt tropicale. C’étaient plutôt des fougères géantes qui étouffaient le reste de la végétation. Puis, nos amis virent la carcasse d’un brontosaure, entièrement décharné et recouvert d’un genre de tapis fabriqué avec des algues séchées. Un homme sortit du ventre de sa maison improvisée afin de regarder rapidement un coin du ciel. Il se fit aussitôt rejoindre par un chien qui jappa joyeusement en examinant un coin de nuage vraiment bizarre. En effet, il semblait passer devant une fenêtre du ciel. Celle-ci n’était nulle autre que le miroir de vérité. Ainsi, Mêléos vit son double à l’époque des dinosaures. Mêléüs dit alors à son chien excité :

- Il est enfin là mon cher Bacchus. Je savais bien que ma fille, Abella parviendrait à lui indiquer que j’avais besoin de son aide. Oh là, mon double, est-ce que tu me vois?

- Sacré nom d’un chien, on dirait bien qu’il me voit, s’exclama Mêléos en examinant son double lui faire des signes de la main.

- Je ne te vois pas, mais je t’entends parfaitement. Écoute, j’ignore combien de temps ce miroir peut nous permettre de nous parler en projetant nos deux époques sur ses surfaces intemporelles. Alors, il faut faire vite en acceptant de prendre l’oeuf qui contient le premier gène humanoïde de cette planète.

- C’est l’oeuf d’Éros?, lui demanda l’autre.

- Si tu veux. Mais je ne peux le protéger contre les singes féroces qui voudraient l’empêcher d’éclore afin d’être les seuls dans la course de l’évolution des espèces animales.

- Que faut-il que j’en fasse, mon pauvre moi-même?

- Il faut le cacher et le couver pour encore mille ans. Ensuite, il faudra le retourner dans le couloir de l’intemporel qui le ramènera après la fin des dinosaures et des périodes glacières. Il pourra alors éclore à l’époque du berceau de l’humanité. Les dinosaures ne viennent pas sur mon île. Ce n’est pas le cas de Bananus et ses confrères qui ne sont pas tout à fait des singes, mais des hommes-singes sans grande intelligence et sans conscience. J’ai bien peur qu’ils ont mordu un coin de l’oeuf, sans toutefois parvenir à le briser avant que je les chasse avec Bacchus et un oiseau de proie que j’ai apprivoisé. Si leur salive s’est mêlée au gène contenu dans l’oeuf, nos scientifiques sauront finalement pourquoi les hommes sont parfois féroces entre-eux. Ces damnés singes obéissent à une guenon et à son compagnon que j’ai surnommé, Bananus pour des raisons qui n’ont rien à voir avec les bananes.

- Oh, c’est préférable de ne pas insister sur l’image qui me vient à l’esprit en ce moment, dit Mêléos en riant. Mais entre-nous, comment dois-je m’y prendre pour obtenir cet oeuf?

- C’est simple, il faut venir le chercher!

- À pieds sans doute?

- Il te suffit d’introduire ta main dans le miroir et tour sera joué.

Mêléos vit son double entrer rapidement dans sa maison improvisée dans le ventre d’un brontosaure et en sortit aussitôt après en tenant un gros oeuf, enveloppé dans une feuille géante. Il le tendit à son jumeau en disant :

- Le voici, mon double. Vite, j’entends déjà des froissement de feuilles dans la forêt qui m’indique que ces singes de malheur se rapprochent de nouveau.

- Voila, lui répondit le missionnaire en introduisant son bras dans le miroir magique, pour voir son double lui déposer l’oeuf dans la main. Que feras-tu à présent, mon cher Mêléüs?

- J’ai encore quelques années à attendre ici avant que le couloir apparaisse de nouveau devant moi. Je vais sûrement le prendre cette fois-ci, puisque je n’aurai plus à craindre pour cet oeuf. Ma compagne est décédée depuis déjà cinq ans et donc, je ressens ce lourd fardeau psychologique de me savoir le seul humain dans ce monde de dinosaures. Je vais donc en profiter pour tenter d’éduquer ces singes, même si j’ai peu d’espoir d’y parvenir un jour.

Dès que Mêléos sortit l’oeuf du miroir, l’image de son jumeau s’évapora et aucune autre projection apparut sur ce verre étrange. Etna serra l’oeuf sur sa poitrine pour le réchauffer. Son compagnon lui dit en souriant :

- Je te trouve très maternelle, sais-tu! Cela me rend vraiment ému à chaque fois que je vois ce geste affectueux entre une mère et son enfant qu’elle réchauffe sur ses seins. C’est dommage que l’homme oublie rapidement ce geste d’amour puisque c’est ainsi que je me représente cette Mère Nature envers la race humaine.

- On dirait que tu es triste mon amour.

- C’est parce que je sais que des milliards d’humains naîtront grâce à cet oeuf que tu caresses avec amour. On entendra des cris de souffrance à travers les siècles, dès que la race humaine devra exister dans le plan de la Vie.

- Il ne faut pas y songer, même si je ressens les mêmes émotions en le tenant sur mon ventre. Je perçois également des rires, des joies et des bonheurs qui n’existeraient pas dans l’histoire de la Vie si cet oeuf venait à disparaître.

La jolie Ouarsienne se leva en serrant toujours son précieux trésor qu’elle défendrait d’ailleurs contre le monde entier. C’était ridicule de vouloir le protéger avec autant de soins puisque logiquement celui-ci ne risquait rien du fait que la race humaine existait déjà. Donc, ce don du dieu Éros allait sûrement éclore un jour ce qui n’empêchait pas Etna de l’aimer un certain temps comme son propre enfant.

Paichel se leva à son tour et enterra tous les os de la prêtresse, sa fille et referma également le mur derrière lequel se trouvaient les corps des anciens esclaves. Il fit ce travail tout seul puisque sa compagne berçait l’oeuf magique en se promenant dans la galerie. Une fois son travail terminé, notre homme demanda à Etna de l’accompagner jusqu’à la résidence des sages afin de leur offrir le miroir des vérités. Ils attendirent jusqu’à la nuit avant de remonter à la bibliothèque où Jérémie y était déjà en demeurant caché derrière un mur. Dès qu’il les aperçut, le pauvre clochard vint à eux en marchant difficilement.

- Mêléos, lui dit le mendiant en serrant sur son ventre ses mains recouvertes de sang, les sages ont quitté Alexandrie ce soir, entourés de plusieurs soldats. J’ai voulu m’approcher d’eux pour savoir où le chef de la garde voulait les conduire, mais un inconnu m’a enfoncé un glaive dans le ventre.

- Jérémie, non pas toi, gémit aussitôt Paichel en voyant son ami s’effondrer sur le sol.

- Je me rappelle encore de la chanson des éléphants, lui murmura le mourant dès que le missionnaire s’agenouilla près de lui en pleurant. Il ne faut pas verser de larmes, mon bon Mêléos. Je vais enfin cesser de souffrir les humiliations des notables de Bruchium. Je t’aime bien, tu sais.

Paichel lui prit la main pendant que le pauvre homme se mirait dans le miroir qui se trouvait près de lui. Jérémie découvrit sa véritable nature en examinant une parcelle de lumière inconnue, tout comme il le fut lui-même dans le monde. Celle-ci s’éloigna lentement au fond du miroir en lui disant amicalement : “ Viens, nous avons d’autres mondes à découvrir. ”

Jérémie mourut paisiblement et sans aucun regret. Nous ne saurons sans doute jamais qui était cette lumière étrange qui accompagna son âme dans l’au-delà, du moins nous l’apprendrons lorsque nous quitterons également notre corps. Paichel cessa de pleurer puisqu’il connaissait trop bien les misères de son ami pour souhaiter le voir vivre encore plusieurs années à Alexandrie. Jérémie ne fut pas toujours pauvre et loin de là d’ailleurs. C’était un homme extrêmement prospère avant qu’il délaisse sa fortune et son prestige. En effet, Jérémie fut déjà l’un des plus importants marchand d’esclaves de la cité jusqu’au jour où saisi d’une étrange compassion envers un groupe d’esclaves qui lui rappelaient un troupeau de brebis, il décida de les libérer pour ensuite donner tous ses biens aux pauvres. Il faut dire qu’il prit conscience de la valeur humaine et du vide intérieur de la majorité des notables de la place. Il quitta donc sa luxueuse demeure du quartier de Bruchium pour mendier dans celui de Rakotis. Les riches le prirent évidemment pour un cinglé, car comment expliquer autrement qu’un notable puisse désirer se mettre au même rang que les mendiants, alors qu’il y a plus de satisfaction à vivre dans l’abondance que dans la misère. On s’amusait donc à l’humilier souvent en lui crachant à la figure. Mais le mendiant souriait à chaque fois en disant calmement : “ Ton crachat, c’est du moins quelque chose que tu donnes gratuitement. ”

Paichel et Etna ne savaient vraiment plus comment échapper aux puissants tyrans d’Alexandrie. La Ouarsienne cherchait à retenir ses larmes en fixant cet oeuf qui risquait de se faire détruire si on venait également les arrêter. Il fallait fuir cette cité au plus vite, mais nos deux amis n’osaient calculer leur chance de réussite. Notre homme qui transportait un miroir et cette femme qui le suivait en tenant un oeuf, déambulaient les longs corridors de la bibliothèque en espérant ne pas y faire de mauvaises rencontres. Paichel trouva tout de même le moyen de faire rire sa compagne en lui disant ironiquement :

- Sais-tu qu’on aurait de quoi se faire un oeuf au miroir?

Alors que nos amis cherchaient à quitter la bibliothèque, deux hommes armés de glaives se dressèrent subitement devant eux d’un air menaçant. Paichel reconnut aussitôt le faux mage, accompagné par le messager, qui était évidemment son complice.

- Allons, vous n’aviez pas l’intention de nous fausser compagnie en pleine nuit?, leur demanda le charlatan en souriant. Je pense que vous possédez encore cette bourse de mille pièces d’or que vous m’aviez remis avant que votre fidèle Mêléos ne me frappe, n’est-ce pas?

- Si je vous la donne, lui répondit la pauvre femme apeurée, vous allez nous laisser partir?

-Sûrement, ma petite biche, lui dit cet homme sans attendre. De toute manière, il faudrait bien que je la redonne au maître Angora avant qu’il s’imagine que je lui ai volé celle-ci.

- Menteur, lui répondit Paichel sans attendre.

- Oh, je pense m’être mal expliqué, dit le mage en esquivant un sourire. Cette bourse appartient à Xerophobia, mais celui-ci l’a généreusement offerte à Angora pour qu’il puisse vous la faire parvenir par l’entremise du messager. Comme je tiens tout de même à me faire payer pour mon travail que votre idiot de compagnon a compromis en m’empêchant de vous faire sortir d’Alexandrie, il me faut cette bourse, n’est-ce pas?

De nouveau, le missionnaire lui dit :

- Menteur! Crois-tu que j’ignore qui tu es exactement, mon cher hypocrite? Si tu retires ta fausse barbe et tes faux sourcils, je pense que tu auras un petit air de ressemblance avec le doyen de la bibliothèque.

Paichel lui arracha la barbe d’un geste rapide et la jeta sur le plancher en reculant avec sa compagne.

- Oh, tu n’aurais pas dû faire cela, mon pauvre crétin. À présent que tu m’as reconnu, je vais devoir te faire disparaître avant que tu me causes d’autres ennuis. En ce qui concerne ta compagne, je pense qu’elle acceptera docilement de m’enseigner l’art de voyager dans le ciel avec son étrange char volant que j’ai fait camoufler pour le soustraire à la vue des curieux.

- Jamais je ne pourrai utiliser mon vaisseau si mon ordinateur est brisé, lui répondit craintivement la Ouarsienne.

- Vous parlez de cette grosse boîte ressemblant à un miroir?

- Oui, est-il brisé ou non?

- Vous cherchez à me tromper, ma biche! Je ne vois pas comment un simple morceau de verre brisé pourrait empêcher cet étrange oiseau de s’envoler.

- Etna, lui cria son amoureux en plaçant son miroir devant lui, cache-toi vite derrière moi.

La Ouarsienne s’exécuta rapidement alors que Xerophobia et son complices crurent pouvoir introduire leurs glaives dans le ventre de Paichel. Ils reculèrent en tremblant de peur dès qu’ils virent leurs armes se faire tout simplement gober par le miroir et sans pouvoir faire le moindre mal à notre héros. Le doyen qui fixait l’étrange objet vit alors une grosse punaise verte apparaître sur le miroir.

- Regardes-toi mon vieux fou, lui cria Paichel sans attendre. C’est ta véritable nature que tu vois sur mon miroir magique.

- Non, je suis un savant et non cette sale punaise.

- Je regrette de devoir te dire que ce miroir est celui des vérités et donc qu’il ne me trompe pas. Tu es cette grosse punaise qui a cru aux vaines gloires des puissants d’Alexandrie. Tu ne vois pas qu’ils te considèrent au même rang que cette pauvre punaise?

- Toi, regardes-toi à ton tour, cria le doyen en poussant son complice devant le miroir. Mais qu’est-ce que je vois là, s’insulta Xerophobia en voyant la véritable nature de son complice. Pourquoi possède-t-il les traits d’un enfant au visage couvert de sang?

- Mais parce que ton complice est un enfant battu qui t’obéit par la peur et non par plaisir. C’est sa nature réelle que tu vois là, lui répondit Mêléos en regardant le jeune homme d’un air complaisant.

Alors le messager se plaça les mains devant son visage avant de sangloter comme un enfant. Il cria du fond du coeur au doyen étonné par ses réactions : “ Avez-vous fini de me faire accomplir vos sales besognes, vous et tous ces notables de Bruchium?” Il recula lorsque Xerophobia tenta de le saisir par le collet de sa tunique dans le but de le corriger. Le jeune homme évita ses bras et repoussa son maître sans attendre. L’autre recula rapidement pour alors entrer accidentellement dans le miroir. Mêléos, Etna et même le messager se regardèrent d’un air déconcerté. Vraiment, personne n’aurait prévu voir le doyen terminer sa vie dans un miroir et surtout, qu’il y soit envoyé par son propre complice.

- Je vous en prie, gémit le messager d’une voix désespérée, laissez-moi me racheter à présent que j’ai compris quelle était ma véritable nature.

- Evaclès, mon ami, lui répondit le missionnaire d’une voix rassurée, tu peux nous aider à fuir Alexandrie ou encore nous trahir puisque notre sort dépendra de ta bonne ou mauvaise intention.

- Je vais vous faire sortir de la cité et vous conduire auprès des sages qui ne vivent pas en captivité, mais simplement au désert pour un certain temps.

- Ainsi, ils ne risquent aucune lourde sentence pour m’avoir protégé?, lui demanda le voyageur de l’Intemporel d’une voix soulagée.

- Je ne pense pas que les notables voudraient leur faire le moindre mal. Ils désirent simplement se donner bonne conscience en interdisant aux sages de reprendre leurs fonctions habituelles pour un certain temps. De toute manière, j’ai l’intention de les innocenter en dénonçant le complot de Xerophobia pour faire évader les esclaves du maître Ali.

- Tu n’es pas sérieux, c’est la mort qui t’attend si tu fais cela, lui dit Etna d’une voix troublée.

- Je le sais fort bien puisque je ne nierai pas avoir été son complice dans cette histoire d’évasion. Mais je ne crains pas d’affronter mes juges à présent que je n’ai plus l’intention de me laisser manipuler par les notables de cette ville. Les sages pourront retourner rapidement à la bibliothèque du fait que ce procès ne durera pas plus d’une journée. On préférera un coupable de faible rang social comme moi pour satisfaire leur justice.

- Tu pourrais toujours fuir avec nous, lui suggéra Mêléos.

- Non, les sages perdront leur crédibilité si de mauvaises langues prétendent qu’ils ont un lien avec l’évasion des esclaves. Je dois absolument leur rendre justice en racontant la vérité.

Evaclès demanda au missionnaire de mettre la fausse barbe de son ancien maître et à Etna, de dissimuler son oeuf dans un linge pour laisser croire aux gardes qu’elle tient simplement son enfant dans ses bras. Puis, il lui recouvrit les épaules de sa mante, munie d’un capuchon.

- Bon, vous êtes à présent ma soeur, accompagnée par son époux et son jeune enfant, leur dit le jeune homme en souriant. Si quelqu’un me pose des questions, je dirai que je vous accompagne jusqu’au Caire.

- Je commence à te trouver très sympathique, lui dit Mêléos en souriant.

- Il faut partir à présent et surtout avant le petit jour, se contenta de répondre le messager.

Tout se passa merveilleusement bien puisque le messager était tellement détesté par les soldats à cause de ses nombreuses dénonciations, qu’ils le laissèrent sortir de la ville sans lui poser la moindre question sur le couple qui l’accompagnait. Comment auraient-ils pu s’imaginer que cette vipère puisse à présent aider deux esclaves à fuir Alexandrie?

Nos amis arrivèrent sur un plateau au moment où le soleil était déjà haut dans le ciel. Dans ce lieu quasi désertique se dressaient les ruines d’un ancien temple, dédié jadis à la déesse Athéna. On ne sait exactement comment celui-ci fut détruit, sauf qu’il n’y restait plus que quelques colonnes et un amas de grosses pierres. Les sages avaient fait un petit feu devant les ruines et faisaient cuire quelques poissons. Mêléos s’approcha lentement en retirant sa fausse barbe et leur dit joyeusement :

- Avoir su, je vous aurais apporté des “ brochettes de poulet ”

- Des quoi?, lui demanda Angora avant de le serrer dans ses bras.

- Je pense que j’ai un présent qui va vous réjouir, mes bons maîtres pacifiques.

- Le miroir de vérité, s’exclamèrent ceux-ci comme des jeunes enfants excités par des étrennes.

- Nous en sommes vraiment émus, s’empressa de lui dire Peluchos en caressant le miroir et fixant ensuite Etna et Evaclès s’approcher à petits pas.

- Je pense que votre messager n’est pas un mauvais homme après tout, lui dit Paichel en souriant. Vous aviez raison, maître Peluchos, de me trouver vraiment trop sévère en jugeant l’Humanité. Sans lui, nous serions peut-être morts, vous savez!

Les maîtres accueillirent Evaclès à bras ouverts et lui offrirent un bain de charité humaine avant de lui pardonner toutes ses erreurs passées. Paichel attira le maître Samios à l’écart afin de lui faire part de ses craintes concernant le sort qui sera réservé au messager lorsqu’il aura dénoncé les agissements de Xerophobia.

- Ne t’inquiète pas pour lui, répondit le sage en souriant. Si ses juges décident de le faire mourir, ils devront également nous réserver le même sort puisque nous n’enseignerons jamais plus à la bibliothèque si on nous retire notre messager.

- Mon coeur me dit que vous y parviendrez et cela me réjouit, lui répondit son protégé.

- Oui, j’éprouve le même sentiment. Cela me peine cependant de savoir que notre doyen a disparu pour toujours dans le miroir de vérité. Il est encore vivant mais quelque part entre deux époques.

- Puis-je vous demander pourquoi les sages désirent ce miroir magique, exactement?

- Mais, voyons Mêléos, nous ne voulions pas ce miroir de vérité, mais simplement t’inciter à le rechercher pour accomplir ta mission. Nous savons qu’elle est terminée à Alexandrie puisque c’est bien l’oeuf d’Éros que ta compagne tient dans ses bras? C’était cela ta mission.

Le missionnaire lui répondit en souriant :

- Oui maître, mais il faudrait le couver encore mille ans avant de le retourner dans le couloir Intemporel. Et moi, je ne suis pas une poule!

- Nous savions cela, mon brave ami. La prêtresse Orphacytora dit dans son manuscrit que notre tâche serait de t’inciter à rechercher ce miroir qui permettra à son père, Mêléüs, de te confier l’oeuf du dieu Éros. Je pense qu’elle pouvait vraiment voir les événements futurs lorsqu’elle ajouta que se sont les Hélohim qui le protégeront au sommet de l’Himalaya.

- Oh, c’est fantastique! Elle avait donc prévu que je rencontrais une jolie Ouarsienne au cours de ma mission? Sacré-nom-d’un-chien, j’espère qu’elle indique dans son manuscrit que je l’aime passionnément?

- Écoute, ta compagne va confier cet oeuf aux sages de sa colonie afin qu’ils veillent sur lui pour les mille ans à venir. Nous savons que plusieurs guerres éclateront à travers le monde et que cet oeuf finira par être écrasé par toutes sortes d’armées si nous le cachons simplement quelque part en Égypte ou ailleurs. Là-haut, sur les hautes cimes de l’Himalaya, il ne risque rien.

- Après mille ans, qui devra le reprendre?

- Mais c’est toi. Je pense que tes Maîtres t’ont déjà fait accomplir cette mission de retrouver l’oeuf et de le déposer dans le couloir lumineux afin qu’il le fasse éclore au début de l’Humanité. Cette mission est déjà accomplie sinon l’Humanité n’existerait pas encore.

- Entre-temps, la prêtresse a-t-elle mentionnée ce que je ferai au cours des longues années qu’il me reste à vivre dans votre époque?

- On dirait bien que tu vas voyager énormément, lui répondit le maître en riant de bon coeur.

- La prêtresse ne vous a pas dit si j’accomplirai d’autres missions?

- Ce n’est pas la prêtresse qui nous a révélé ton futur, mais tes Maîtres de l’invisible.

- Bon, je n’insiste plus puisque je perdrais mon temps à vous poser d’autres questions se rapportant à mes futures missions.

- Tes Maîtres tiennent cependant à te dire qu’ils feront apparaître le couloir de l’Intemporel dans une ruelle, située derrière le temple de Sérapis. Donc, c’est à toi de revenir à Alexandrie lorsque tu auras terminé tes autres missions en Égypte.

- Derrière le temple, dites-vous? D’accord, j`y serai si Dieu le veut. Mais pour en revenir au miroir, la prêtresse vous a-t-elle expliquée ce que vous devrez en faire?

Le sage opina d’un large signe de tête avant de répondre :

- Oui, mais nous n’avons pas le droit de te dire où nous devrons l’enterrer afin que d’autres missionnaires puissent s’en servir au cours de l’histoire de l’Humanité.

Après un modeste repas, partagé joyeusement autour du feu, les sages reprirent le chemin d’Alexandrie en compagnie du messager. Mêléos et Etna prirent une autre route qui devait normalement les conduire au Caire. En réalité, nos amis n’avaient pas l’intention d’aller là-bas, mais simplement s’éloigner davantage d’Alexandrie et des autres endroits habités. Etna lui dit en marchant à ses côtés :

- Tu sais, il existe vraiment peu de chance que tu revoies les sages de leur vivant.

- Je ne sais pas si je vais les revoir dans une autre aventure dans le temps, mais nous nous demeurerons en contact dans l’Intemporel.

- Ainsi, il se peut que tu sois un peu triste de me quitter puisque nous nous reverrons sans doute uniquement dans l’Intemporel.

- Un PEU triste!, s’exclama son amoureux d’un air ébranlé. Et moi qui croyais que tu m’aimais passionnément comme moi?

- Je t’aime passionnément puisque je te laisse vivre sans prendre possession de ton coeur. Sur notre planète, il n’y a pas d’hommes et de femmes qui accepteraient de vivre ensemble au-delà d’un certain temps. Notre société ignore le mariage et même la famille. Un enfant vit là où il aime la compagnie des autres. Il est considéré comme le frère ou la soeur des autres enfants de la planète.

- Ainsi, un enfant n’a pas de véritables parents?

- Mais si voyons! Son père est l’homme et sa mère est la femme. Ses frères et soeurs sont tous les autres enfants ouarsiens.

- Je pense que les Terriens trouveraient vos moeurs forts étranges.

- C’est également ce que nous pensons d’eux. On dirait qu’ils font tout pour créer la division en distinguant des races, des clans, des langues, des religions, des rôles accordés à l’enfant, à l’adolescent et à l’adulte. Vous recherchez l’harmonie parfaite entre un certain nombre d’individus qui détestent finalement tout ce qui n’est pas comme eux. Les Ouarsiens AIMENT SE FAIRE AIMER, sans plus. Ils ne peuvent jalouser quelqu’un qui aime toutes les femmes, par exemple, comme toi, je pense. C’est la jalousie qui empêche quelqu’un de se valoriser auprès des autres car chez-nous, il suffit d’un simple sourire pour se faire aimer et pour tout le reste. On ne sourit pas des lèvres, mais des yeux et par le toucher.

- Vous souriez par le toucher?

- Oui, touche-moi la main et je te dirai si tu me désires ou si tu me détestes.

- Je t’aime, lui dit son amoureux en lui caressant la main tendrement.

- Oui, je le sais par ton toucher. Il ne ment pas comme les mots d’amour.

Etna lui fit un large sourire avant de lui montrer un coin du ciel. On aurait dit qu’une petite toupie lumineuse s’amusait à tourner autour d’un cumulus.

- C’est un vaisseau ouarsien?, lui demanda son compagnon d’une voix excitée. Je devine par ton sourire que c’est non seulement un navire spatial des gens de ta race, mais qu’on est également à ta recherche.

- Oui, ils m’ont déjà trouvé grâce à ma plaque numérique qui va bientôt recevoir leurs instructions.

- Pour te récupérer seule, n’est-ce pas?, lui répondit son compagnon en retirant lentement sa main de la sienne.

- Mêléos, ils me disent que nous sommes trois et veulent savoir s’ils doivent nous prendre à bord après avoir calculé nos poids exacts.

- Mais nous ne sommes que deux, ma douce Etna. Ils doivent sûrement prendre ton oeuf pour un autre passager?

- Non, ils me disent qu’ils vont devoir me retourner dans la colonie de l’Himalaya afin d’y accoucher dans quelques mois.

- Tu es...

- Oui, j’aurai un petit Terrien de toi.

Paichel l’embrassa tendrement avant de lui caresser paternellement le ventre. Pourtant, Etna qui ne voulait pas compromettre sa mission lui dit :

- Je ne te demande pas de m’accompagner pour prendre tes responsabilités de père naturel puisque de toute façon, je ne vivrai pas avec toi et tu le sais. Notre enfant fait déjà partie de la communauté ouarsienne. Je sais ce que tu penses, mais ne crois pas qu’il sera moins heureux du fait qu’il est issu d’une union entre un Terrien et une Ouarsienne. Nous ne faisons pas ce genre de distinction entre nous. Il vient de mon ventre et c’est tout ce qu’il faut pour qu’il soit accepté par tous les Ouarsiens.

- Tu ne lui diras jamais qui était son père, alors?

- Si, je lui dirai également pourquoi tu ne pouvais m’accompagner dans notre colonie. Il saura que tu es toi-même un extra-terrestre qui accomplit des missions à travers différentes époques. Je sais déjà que c’est un garçon que j’aurai de toi puisque les mères ouarsiennes savent cela dès les premières heures de la conception. Je lui donnerai le nom d’Alexandre pour qu’il sache qu’il a été conçu à Alexandrie. Je pense qu’il est possible que tu le rencontres au cours de tes aventures dans le temps futur. C’est un voeu que je fais et non une promesse.

La femme caressa ensuite l’oeuf en promettant à son amoureux de le remettre personnellement aux membres du grand conseil de la colonie.

- Ne t’inquiète surtout pas pour cet oeuf qui sera gardé, jour et nuit, dans un incubateur. Nous verrons à te le faire parvenir au moment où tu devras le retourner dans le couloir Intemporel.

- Etna, je t’aime, se contenta de lui répondre son pauvre amoureux qui examinait à présent le vaisseau spatial se poser lentement sur le sable chaud. Il émettait des petits sons harmonieux en soulevant un nuage de poussière.

- Je ne te demande pas de m’oublier, mais simplement de conserver dans ton coeur les doux moments que nous avons passés ensemble. On s’est aimé et cela qui était merveilleux.

La Ouarsienne sortit ensuite la bourse de mille pièce d’or et la plaça tendrement dans la main de son ami intime en lui disant d’une voix incitative :

- Tu en auras besoin au cours de tes nombreuses années qu’il te reste à passer en Égypte. Tu sais, sans toi je serais aujourd’hui l’esclave de l’un des amis du maître Ali. Je ne l’oublierai jamais et mon fils sera vraiment fier d’avoir un père naturel aussi courageux.

- Je ne sais plus si je dois pleurer ou me réjouir de te voir partir. Ils t’attendent, Etna. Tu sais qu’ils prennent beaucoup de risques en atterrissant ici, car la poussière que tu vois au loin, derrière les collines est celle d’une caravane qui se rapproche.

- Encore des vendeurs d’esclaves?, lui demanda la femme d’une voix amère.

- Non, je crois que se sont des marchands de chameaux qui se rendent au Caire. Je vais me joindre à eux puisque mon coeur me dit que je dois les suivre sans crainte.

C’est ainsi que la jolie Ouarsienne fut bientôt auprès des siens après avoir embrassé son héros. Le vaisseau remonta rapidement dans le ciel en demeurant face au soleil afin de passer inaperçu. Son métal se confondait avec l’astre du jour lorsqu’il est à son zénith.

Notre homme ne tarda pas à rejoindre la caravane et se fit aussitôt confier ce travail de surveiller le jeune fils du propriétaire de chameaux qu’on soupçonnait de piquer les bêtes pour semer la pagaille entre elles. Les chameaux se dispersaient un moment et les nomades perdaient beaucoup de temps à les ramener. Ce travail ne déplaisait pas du tout à notre homme puisqu’il se fit rapidement l’ami du bambin. En réalité, ce garçon cherchait uniquement à attirer l’attention, mais lorsque Paichel s’occupa de lui, il ne chercha plus à piquer les pauvres bêtes avec un petit bâton pointu.

Nous ne raconterons pas les autres aventures que vécut notre missionnaire en Égypte. Disons simplement qu’il devint un jour un prospère marchand d’épices et qu’il voyagea sur toutes les mers connues de l’Antiquité.

Lorsqu’il fut temps pour lui de retourner à Alexandrie, il donna tous ses biens à des proches amis et se mêla à un groupe de pèlerins qui venaient du Caire avec leurs malades pour se rendre à la FONTAINE DU DIEU BUVEUR, située à Rakotis. Paichel était loin de se douter que c’était lui que ces gens venaient invoquer à l’ancien bain public, transformé en lieu de culte par les fidèles d’Evaclès. Celui-ci était décédé depuis plusieurs années, tout comme les sages et les anciens dirigeants d’Alexandrie. Mais, grâce à l’imagination populaire, Evaclès créa un véritable mythe autour de Mêléos Denles Paichelis. Cet homme au miroir fantastique l’avait profondément marqué et pour tout dire, le messager le considérait comme le libérateur des esclaves par excellence. Evaclès lui fit dresser naïvement une statue au milieu du bassin dans lequel son héros chuta lorsqu’il arriva à Alexandrie. Comme personne ne retrouva la trace des esclaves qu’il aurait fait fuir, on en déduisit simplement qu’il les conduisit au ciel. Il faut avouer que même des puissants notables finirent par croire que ce buveur était vraiment une divinité pour boire autant de vin sans se soûler et surtout, pour tenir tête aux dirigeants qui n’osaient à son époque lui poser la moindre question sur ses origines. C’est également fort probable que les notables de Bruchium aidèrent Evaclès à diviniser le missionnaire de l’intemporel puisque c’était plus facile pour eux d’expliquer leur incapacité de le faire arrêter. En effet, seul un dieu pouvait, selon eux, leur échapper de la sorte. Ils firent même installer une fontaine en forme de tonneau de vin afin d’indiquer aux visiteurs l’emplacement exact où apparut ce phénomène venu du ciel. Certains fidèles étaient convaincus que ce dieu remonta au ciel par cet endroit en compagnie des esclaves qu’il venait de libérer.

Quelques jours seulement après la mort d’Evaclès, l’un de ses disciples en profita pour prendre en main la communauté de fidèles. Au début, les membres se contentaient de venir se recueillir autour du bassin en implorant le dieu buveur de libérer tous les esclaves de la cité. Plus tard, on apprit que certains malades furent guéris en buvant l’eau de cette fontaine. On peut s’imaginer ce qui arriva par la suite lorsque des “ zélés ” profitèrent de ces miracles pour s’enrichir rapidement.

Paichel arriva un après-midi où des centaines de pèlerins aidaient des malades à cueillir de l’eau dans le bassin. Il fallait évidemment donner une aumône avant d’avoir le droit de boire cette eau miraculeuse. Mêléüs Denlar Paichel secoua tristement la tête en découvrant ce culte absurde qui lui était adressé, mais ne fit rien pour l’interdire puisque personne n’aurait voulu croire qu’il soit le même homme qu’on vénérait sans vouloir le connaître personnellement. Il préféra se retirer dans le temple du dieu Sérapis afin d’y attendre l’heure de son départ.

Le lendemain matin, il sortit discrètement du temple pour emprunter une étroite ruelle qui se trouvait derrière celui-ci. Il fit bientôt un large sourire en voyant le couloir lumineux apparaître devant lui comme par enchantement. Il le traversa sans remarquer la présence d’un pauvre chien qui fuyait à toute allure dans la ruelle pour éviter des flèches et des lances que lui lançaient des serviteurs qui tentaient de l’abattre. Le chien-loup trouva tout à fait naturel de sauter dans le couloir de l’Intemporel juste au moment où celui-ci allait disparaître. Paichel se retrouva donc avec un compagnon de route sans qu’il le veuille et le couloir les emporta tous les deux vers une autre époque.

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